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Humaniser un futur inhumain

22 janvier 2016, 14:52

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Humaniser un futur inhumain

Notre société devra répondre adéquatement aux divers défis qui s’annoncent avec les percées technologiques. Parmi l’inégalité entre les revenus et le chommâge...

Cela fait longtemps déjà que la question de l’impact de percées technologiques telles que l’intelligence artificielle sur le fonctionnement de nos économies et marchés du travail est devenue un sujet brûlant. Mais le livre récent de Jerry Kaplan Humans Need Not Apply: A Guide to Wealth and Work in the Age of Artificial Intelligence m’a réellement impressionné en donnant la vraie dimension des enjeux socio-économiques.

Un exemple relativement bien connu de l’impact de la révolution numérique sur le fonctionnement des marchés est la possibilité d’engranger d’énormes profits grâce au trading à haute vitesse, en étant une microseconde «en avance» sur tout le monde. Un autre exemple est la capacité de discrimination par les prix qu’ont développés les nouveaux créateurs de marchés électroniques comme Uber, qui s’approprient ainsi chaque centime du «surplus du consommateur», vieux concept de la théorie microéconomique.

Bientôt, un nouveau type d’Uber amélioré pourrait émerger, regroupant voyages en voiture, bus, bateau et avion, ainsi que chambres d’hôtel, dans un superapp. En fait, c’est exactement ce sur quoi travaillent en ce moment certains constructeurs automobiles.

Une question clé est de savoir pourquoi la bonne vieille concurrence ne fait pas disparaître rapidement ces bénéfices. La réponse se trouve souvent dans le modèle commercial de ces entreprises. Ces dernières empruntent beaucoup à leur lancement, accumulent des coûts fixes importants et offrent des prix si bas au départ qu’elles perdent de l’argent. Cela leur permet de développer leurs activités pratiquement sans concurrence, jusqu’à avoir mis en place ce qui est essentiellement un monopole. À ce moment, elles peuvent alors augmenter les prix et pratiquer relativement librement la discrimination par les prix.

Comme Kaplan l’explique, c’est précisément ce qu’Amazon a fait. L’entreprise a d’abord atteint une échelle massive, ce qui lui a permis de stocker les produits non commandés à différents endroits et ainsi réduire les coûts de transport. À présent, elle peut offrir une livraison rapide et gratuite, face à laquelle les petites entreprises ne peuvent pas rivaliser. Ajoutez à cela des algorithmes complexes qui fixent les prix d’une manière qui maximise les profits, et la domination d’Amazon semble relativement sûre.

Puisque cette approche facilite l’arrivée de super-entreprises mondiales, elle crée de graves problèmes pour les marchés du travail et les sociétés, car elle détruit des emplois de niveau intermédiaire basés sur de vieilles compétences plus rapidement que des emplois comparables basés sur de nouvelles compétences ne peuvent être créés. De manière tout aussi grave, elle contribue à des niveaux choquants d’inégalité de revenus, avec quelques ménages qui sont non seulement très riches mais qui détiennent également une influence politique considérable. Si les revenus deviennent trop concentrés trop rapidement, l’investissement souhaité aura tendance à être inférieur à l’épargne disponible, créant un déséquilibre macroéconomique keynésien. (Contrairement à la croyance populaire, ce qui importe n’est pas véritablement le montant des revenus à destination des hauts salariés, mais la variation de ces revenus.)

En l’état, l’impact de ces perturbations technologiques reste relativement faible dans les pays avancés. Mais elles pourraient affecter quelque 20 % du PIB et 40 % des emplois d’ici à 2030. Cela représente un énorme changement, se déroulant à une vitesse sans précédent.

Bien que nous devenions habitués à battre des records – en 2013, plus de 90 % de toutes les données déjà accumulées dans l’histoire humaine avaient été accumulées au cours des deux années précédentes – la réalité est que la vitesse de cette transformation constitue des défis majeurs. Si nous ne parvenons pas à y répondre de manière adéquate, le résultat ne sera probablement pas une société plus sûre et plus prospère, mais plutôt une société dans laquelle la frustration et le désespoir augmenteraient, conduisant à des comportements extrêmes.

«Des niveaux choquants d’inégalité de revenus, avec quelques ménages qui sont non seulement très riches mais qui détiennent également une influence politique considérable.»

Une proposition, faite par Kaplan, est de créer un système d’«hypothèque de l’emploi». Les entreprises avec un besoin futur de certaines compétences deviendraient une sorte de parrains, au moyen d’offres d’emploi futures, pour les personnes désireuses d’acquérir ces compétences.

Le travailleur pourrait obtenir un prêt sur ses revenus futurs prévus afin de financer ses études. Les prêts seraient remboursés une fois le travail commencé. Si aucun travail ne se matérialise, l’individu ne devrait rembourser qu’une fraction de l’emprunt, le solde étant absorbé par l’entreprise, qui supporte donc une part de risque. Il y aurait également un plafond sur le montant des remboursements en pourcentage du revenu.

D’autres propositions portent sur la réforme des cadres juridiques afin de mieux refléter les nouvelles façons de travailler. Par exemple, les personnes qui sont en partie indépendantes et en partie employées par un tiers devraient être mieux intégrées dans les politiques sociales.

Ces changements seraient sans doute utiles. Mais aucune de ces propositions ne reflète l’ampleur de la transformation à laquelle nous sommes confrontés. Ce dont nous avons vraiment besoin est de transformer radicalement la façon dont fonctionne notre société – et vite.

France Stratégie, qui conseille le gouvernement français, et l’entrepreneur américain Nick Hanauer ont proposé des réformes sociopolitiques qui partagent un fondement conceptuel semblable. Les individus gagnent des «droits» au cours de leur vie, d’abord au titre de résidents légaux, puis, par exemple, par l’obtention de diplômes et de certifications professionnelles, en effectuant des travaux communautaires (y compris le service militaire), et en gagnant de l’argent. Ces droits peuvent être échangés contre divers avantages, tels que des congés familiaux ou de reconversion, ou un complément de pension. Le système inclurait tous les résidents, laissant beaucoup de liberté à chacun pour choisir comment et quand utiliser ces droits.

En même temps, les gouvernements doivent mettre à jour la politique de concurrence pour se protéger contre l’émergence de monopoles mondiaux. Dans ce but, les nouveaux accords commerciaux méga-régionaux, tels que le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement et l’Accord de partenariat transpacifique, devraient se révéler précieux, pourvu que les joueurs puissants d’aujourd’hui ne soient pas autorisés à dicter des termes qui servent seulement leurs intérêts.

La coopération internationale devrait également être renforcée pour empêcher les multinationales de se soustraire à l’impôt en transférant leurs bénéfices entre les juridictions. Cette évasion fiscale a atteint des centaines de milliards de dollars.

Il ne sera pas suffisant de bricoler les systèmes existants pour nous préparer à la transformation technologique qui se prépare. Nous avons besoin d’une stratégie globale visant à rendre les marchés – et la politique – véritablement concurrentiels, et de veiller à ce que la politique publique oeuvre pour le bénéfice de tous.