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Kabri Missié Seguin (2)

4 septembre 2006, 00:00

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? ainsi que vous l?avez lu ou qu?on vous l?a raconté dans le récit d?Alphonse Daudet : ?Monsieur Seguin n?avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres?? Et plus loin, l?auteur note : ?Le brave Monsieur Seguin qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes, était consterné. Il disait : C?est fini, les chèvres s?ennuient chez moi, je n?en garderai pas une?? Et notre mémoire affective a longtemps gardé telle quelle l?histoire de Blanquette que son maître, sans gaîté de c?ur, finit par enfermer à double tour dans le noir, après avoir en vain essayé de la retenir attachée à un piquet au milieu de la cour? Rien n?y fera, Blanquette qui rêve si fort de liberté finit par s?échapper pour enfin trouver le grand espace et la montagne, l?herbe à la place d?un maigre gazon, le pic et le ravin, les maquis et les buissières, et comble de joie entre les joies, en pleine gambade, il paraît qu??un jeune chamois à pelage noir, eut la bonne fortune de plaire à Blanquette. Les deux amoureux s?égarèrent parmi le bois une heure ou deux, et si tu veux savoir tout ce qu?ils se dirent, va le demander aux sources bavardes qui courent invisibles dans la mousse.?

? Vous n?allez pas le croire mais c?est ici que, pour moi, s?interrompt la fable selon le bon Monsieur Daudet. Et c?est également là que j?aurais fait une halte mensongère sans être coupable, si Mister S?, directeur de l?Education à Maurice, n?avait pas surgi comme un espion pour me demander des comptes sur ce que je faisais, en plein vendredi après-midi, parmi les trente filles et garçons de ma classe de sixième, et dans quelle langue autre que l?anglais ou le français je leur parlais ? ? J?ai bien dit interrompt et non termine la fable. C?est que je vais délibérément profiter sinon abuser de la licence poétique pour infléchir la fin d?une fable que connaissent des milliers de lecteurs de par le monde. Mais?

?Une chèvre qui danse est plus sexy qu?un loup vorace ?

? Changeons quelque peu de contexte. Mémoriales oblige. Je ne suis plus à l?école du gouvernement de Pamplemousses en 1956, mais dans ma semi-retraite de Pretoria, en 2006? Epluchant la presse de Paris, que je suis assidûment grâce à une amie fidèle même (comme on le précise en Afrique), je découvre dans la livraison d?été du Monde des Livres, un tiers de page qui me mouille les yeux d?émotion. Dans une rubrique intitulée Mon héros préféré, je découvre le choix de Sylvie Germain, un auteur que j?apprécie beaucoup pour l?avoir rencontrée personnellement dans les couloirs de la Maison de la Radio à Paris, et pour être familier de son ?uvre dont Le Livre des nuits, un premier roman publié chez Gallimard, comblé de prix bien mérités. Et Sylvie Germain choisit comme ?héros préféré? Blanquette, l?infante qui lutta jusqu?à l?aube, sa manière de nommer La Chèvre de Monsieur Seguin. Elle reprend le récit de Daudet dans un subtil mélange de bribes de l?auteur et de ses mots à elle. Le tout est délicatement ouvragé. Un texte ivre de poésie :

?Elle (Blanquette) exulte à fleur d?instants qu?elle veut tous délectables, pétillants, flamboyants. Juchée au bord d?un plateau dominant la vallée, elle se croit soudain ?au moins aussi grande que le monde?. Et elle l?est bel et bien, aussi ample que le monde, que la vie, que cette journée de noces avec la montagne, la lumière et le vent, avec les senteurs de la terre et les ardeurs de la chair.??

Bravo Sylvie Germain ! Bravo pour la vive clarté ! Bravo pour la vie !

?La première fois que miss T? de l?Ecole Anguille, à l?angle des rues Madame et Desroches, nous a raconté l?histoire de La Chèvre de Monsieur Seguin, puis, chaque fois que je l?ai lue et relue sous la plume d?Alphonse Daudet, un grand chagrin s?est emparé de l?enfant, de l?adolescent, du collégien que j?étais? et ça n?a pas changé l?âge d?homme venu et aujourd?hui encore, à 23 jours de mes 75 ans. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa, mais je n?accepte pas la suite de la fable. Je refuse la venue de l?obscurité, l?intrusion fatale de la nuit. Je ne nie pas le désarroi de Monsieur Seguin devant la disparition de ses six chèvres et parmi elles la docile, la caressante Esméralda. À la limite, je peux comprendre le recours à la corde? Mais l?enfermement dans le noir et le double tour de la serrure : non ! La réalité c?est que Blanquette s?ennuyait et nous savons tous combien l?ennui est mortel ! Et Daudet lui-même avoue que ?Les chèvres, il leur faut le large?, ce sont ses propres mots. De même la valeur intangible de ce qu?écrit Sylvie Germain par ailleurs penchée sur ?le destin et le mal?, sachant que l?unique rêve, la seule ambition de Blanquette, c?est la liberté ?Elle veut humer, déguster le monde, respirer l?espace, brouter des herbes folles et du soleil.?

? Je salue très bas le génie d?Alphonse Daudet, grand avocat des impressionnistes dont Monet pour son chef-d??uvre Impression soleil levant qui inaugurera l?école à laquelle sont fidèles Pizarro et Sisley. Ma dette, notre dette envers les Lettres de mon moulin est immense de même qu?envers Le Petit Chose? Mais je persiste, iconoclaste impénitent que je suis, Blanquette ne pouvait pas crever dévorée par le loup. Si ce jour fatidique de mon passage à l?école de Pamplemousses, j?avais continué ma classe en créole, j?aurais terminé la fable ainsi : ?Perrsonn péna droat léss lulu touye kabri missié Seguin. Alphonse Daudet éna tu droat rakontt zistoarr koma li ulé, mé nu pa zamé diminiyé nu lamur purr laliberrté. Tanpi si mo finn dégiz la réalité sa fab la. Ene kabri ki dancé pli tamamm ki énn lulu vorass ! ? (Nul n?a le droit de laisser le loup tuer la chèvre de Monsieur Seguin. Alphonse Daudet a tout droit de raconter des histoires à sa guise, mais jamais nous ne diminuerons notre amour de la liberté. Tant pis si j?ai déguisé la réalité de cette fable-là. Une chèvre qui danse est plus sexy qu?un loup vorace)?

Pretoria, août 2006

Edouard J. Maunick