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Débat: où commence la vie privée d’un homme public ?

15 août 2015, 18:16

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Débat: où commence la vie privée d’un homme public ?

– «Comment s’est passé votre voyage ?»

– «Mo voyaz pa konsern personn, li konsern mwa.»

 

Cette interaction entre la journaliste de l’express Ruth Rajaysur et sir Anerood Jugnauth, mercredi 12 août, au Réduit, après que les décorés de la République ont reçu leurs médailles, a choqué nombre de personnes. De fait, la polémique enfle sur Internet. Qu’en est-il au juste : un homme public, a fortiori un chef de gouvernement, peut-il avoir une vie privée?

 

 

Parole tout d’abord au principal concerné, sir Anerood Jugnauth. Pour lui, un Premier ministre doit donner le bon exemple. C’est du moins ce qu’il avait affirmé en août 2014 lors d’une réunion à Trois-Boutiques. Il abordait la question de vie publique et vie privée suivant la parution de photographies du Premier ministre d’alors Navin Ramgoolam et de la femme d’affaires Nandanee Soornack.

 

En 2013, le juge Eddy Balancy avait renversé un gagging order émis par l’ancien juge Bushan Domah en janvier de la même année concernant la parution de certains aspects de la vie privée de Nandanee Soornack dans un espace médiatique. Ce jugement stipule que certains aspects de la vie privée de Nandanee Soornack pouvaient être publiés s’il y a un intérêt public. Or, l’avocat de la femme d’affaires dans cette affaire, Me Yousuf Mohamed, commente la déclaration de sir Anerood Jugnauth, à la lumière de ce jugement. «Un Premier ministre n’a de vie privée que dans sa chambre à coucher.»

 

L’homme de loi cite plusieurs cas, dont celui du voyage de Tony Blair en Italie lorsqu’il avait rendu une visite privée à Silvio Berlusconi. Même le légiste britannique Geoffrey Robertson cite cet aspect de la vie politique d’un homme dans un de ses livres.

 

«Le peuple est inquiet et veut connaître la nature de ses déplacements»

 

Me Yousuf Mohamed explique que dans le monde entier, les chefs d’État et de gouvernement sont tenus d’informer la population sur leurs déplacements. Nul besoin de donner des détails, une des formules utilisées étant : «déplacement en Angleterre pour des vacances» par exemple.

 

«C’est lui le chef du pays et le peuple dépend de ses décisions. Le peuple est inquiet et veut connaître la nature de ses déplacements, car le peuple l’a élu et c’est logique», affirme Me Yousuf Mohamed. D’ailleurs, les spéculations sur un quelconque déplacement ayant pour nature des soucis de santé se font entendre et l’homme de loi estime que si tel est le cas, le peuple a doublement le droit de savoir. «Je souhaite fortement qu’il ne soit pas malade mais dans d’autres pays, le bulletin de santé d’un chef d’État n’est pas un secret. Je lui souhaite longue vie

 

Un autre avocat, Me Ravi Rutna, est, pour sa part, d’avis qu’un chef d’État a droit à une vie privée. «Chaque personne a droit à une vie privée et cela doit être respecté.» Il souligne qu’en Grande-Bretagne, il y a beaucoup d’affaires en cour contre les médias qui ont transgressé la limite en rapportant certains aspects de la vie privée d’un ministre ou membre de la famille royale.

 

Par contre, Me Ravi Rutna fait valoir que si un aspect de la vie privée d’un chef d’État se mêle à sa vie publique, il y a un intérêt public. «Si un chef d’État s’enrichit ou enrichit ses proches en utilisant son poste, ça mérite d’être étalé.» Me Ravi Rutna rappelle que la vie privée d’un individu est un droit fondamental et constitutionnel.

 

Du côté de la société civile, Jack Bizlall parle de droits fondamentaux, dont le droit à avoir une vie privée. Cependant, le syndicaliste précise que certains métiers ou postes nécessitent le sacrifice de la majeure partie du droit à la vie privée. «Si un Premier ministre pense qu’il a une vie privée, il n’aurait pas dû assumer ce poste.»

 

Jack Bizlall est dur mais il argue que comme les médecins, un Premier ministre est au service du peuple 365 jours sur 365. «Si vous appelez un médecin à 23 heures pour soigner une personne, il doit le faire. C’est pareil pour le Premier ministre

 

Le syndicaliste fait comprendre qu’un personnage public mandaté par le peuple a des comptes à rendre à celui-ci, y compris sur ses déplacements même s’ils sont effectués à ses frais. La raison est qu’il a choisi d’être le chef du pays. «Il ne faut pas qu’il laisse planer des doutes et même s’il a rendu visite à sa famille, qu’il le dise

 

Les réactions des internautes

 

Sur les réseaux sociaux, les bloggeurs vont dans le sens qu’un Premier ministre doit informer le peuple sur ses voyages. «Quelle arrogance envers nos amis médias...! Que cache cette brutalité?» commente une internaute sur le site lexpress.mu. D’autres, en revanche, soulignent que sir Anerood Jugnauth a payé pour son voyage, donc «il a le droit de répondre de la sorte».

 

Néanmoins, sur Facebook, ils sont nombreux à trouver ses propos choquants et soulignent que trois semaines d’absence d’un Premier ministre méritent quand même une brève explication. Un autre bloggeur devait même rappeler : «Pa li mem ti pe dir dan campagne ki enn PM pena lavi prive.» D’autres soulignent que c’est l’argent du contribuable qui fait le salaire d’un ministre et que de ce fait le peuple doit connaître la raison de ses déplacements.

 

Principes de droit

 

Le droit à la vie privée est un droit garanti par l’article 22 du Code civil mauricien et par la Constitution. Tous les citoyens, y compris un chef d’État, possèdent ce droit. Cependant, il existe souvent ce que les juristes appelleront un conflit de normes entre le droit à la vie privée et d’autres droits tels que la liberté d’expression.

 

La Cour européenne des droits de l’homme nous éclaire sur ce conflit de normes en ce qui concerne les hommes politiques. L’arrêt Lingens c. Autriche, du 8 juillet 1986 stipule au paragraphe 42: «Les limites de la critique admissible sont plus larges à̀ l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à̀ la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance.» Cela indique clairement que d’un point de vue légal, un chef d’État ne peut espérer être considéré comme un citoyen anonyme, même s’il est détenteur du droit à une vie privée. 

 

Le juge Balancy dans l’affaire Soornack Nandanee v Le Mauricien Ltd & Ors dessine les limites du droit à la vie privée en citant un jurisclasseur de droit français : «L’atteinte à la vie privée est justifiée par l’exercice de la liberté d’expression lorsqu’elle est nécessaire à la compréhension d’un évènement public, d’un fait d’actualité ou d’un débat d’intérêt général avec lequel la personne concernée est en lien direct. Bien que nécessaire, la violation de la personnalité peut être injustifiée lorsqu’elle est disproportionnée en ce qu’elle se double d’une atteinte au principe de dignité.»

 

L’avocat Me Assad Peeroo, pour sa part, admet que les politiciens ont droit à une certaine vie privée. Toutefois, ils sont «redevables» envers la population. «Ils ne sont pas comme des citoyens ordinaires car ils ont un devoir envers le peuple.»