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Panna Jhugroo: «L’auditeur réalise aujourd’hui que son devoir de vérification ne s’arrête pas aux actionnaires»

12 avril 2015, 07:36

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Panna Jhugroo: «L’auditeur réalise aujourd’hui que son devoir de vérification ne s’arrête pas aux actionnaires»

Panna Jhugroo, vice-président du MIPA et Senior Partner de Lancasters Chartered Accountants, parle du métier d’auditeur et soutient que l’affaire BAI doit être un «wake–up call» pour les cabinets d’audit.

 

Qu’est-ce que l’affaire Bramer-BAI vous inspire, notamment par rapport au rôle joué par son auditeur externe ?

Je réponds à votre question en deux temps. Disons d’abord que l’affaire Bramer- BAI ne m’inspire pas outre mesure. Toutefois, il faut bien évidemment en tirer des leçons ! Je pense qu’il  faudrait connaître tous les tenants et aboutissants, dans cette affaire, afin de pouvoir la commenter de manière raisonnable.

 

Malheureusement, je ne connais pas tous les faits, sauf ce qui relève du domaine public ou encore des informations rapportées par les médias. Quant au rôle joué par l’auditeur externe, il n’est définitivement pas responsable des mauvaises pratiques d’une entreprise.

 

C’est un fait que l’auditeur externe ne peut être tenu responsable de la gestion, du maintien de la comptabilité et de la préparation des états financiers d’une compagnie. Ce sont les directeurs et les gestionnaires qui sont responsables de cet état de choses. Donc, vous voyez que le rôle joué par l’auditeur externe n’est pas lié, sauf s’il a été mis au courant des mauvaises pratiques financières.

 

Il y a une perception qu’il existe parfois une possibilité de collusion entre l’auditeur externe et la compagnie  qu’il audite, pour faire du «window dressing». Vos commentaires...

Il faut d’abord définir le «window dressing» dans le jargon comptable. Il s’agit tout simplement d’embellir les états financiers pour couvrir des mauvais résultats ou de gonfler artificiellement les actifs d’une compagnie.

 

Malheureusement, il y a un écart de compréhension entre le travail de l’auditeur et la perception par le public. Il est impossible de vérifier les livres de comptes d’une compagnie à 100 %. Donc, l’auditeur utilise des principes professionnels d’audits et des méthodologies professionnelles pour s’assurer que les états financiers ne contiennent pas d’erreurs ou d’omissions significatives et sont conformes au Companies Act et aux lois réglementant l’activité de compagnie.

 

Pour ce qui est de la Bramer Bank, c’est évidemment le Banking Act et pour la BAI Co, l’Insurance Act. L’auditeur procède par vérification à travers un échantillonnage des transactions régi, non seulement par la méthodologie utilisée mais aussi par son objectivité et l’expérience acquise au niveau de la compagnie. En règle générale, ces procédures permettent à l’auditeur de détecter des erreurs et omissions significatives dans les états financiers.

 

Et quand vous parlez de collusion entre l’auditeur externe et la compagnie, vous faites certainement référence à une situation où l’auditeur est parfaitement au courant d’une faute et préfère se taire et ne pas les rapporter. C’est une faute professionnelle grave qui, heureusement, n’arrive que rarement.

 

Pour ma part, je ne l’ai jamais vue en plus de 25 ans de carrière sauf pour la défaillance d’Enron. Une fraude ou une mauvaise imputation intentionnelle de chiffres dans les états financiers par les directeurs ou les gestionnaires de la compagnie sont difficilement décelables car les personnes sans scrupule couvriront les traces d’audit à tous les niveaux. L’auditeur se fie aussi aux contrôles internes de la compagnie et à sa méthode de bonne gestion des risques. Dans des compagnies à la taille importante, ces aspects sont renforcés par le comité d’audit et l’audit interne. L’auditeur externe, quant à lui, doit effectuer et documenter sont travail de telle façon qu’il ne soit pas montré du doigt.

 

Ne pensez-vous pas qu’une des solutions serait de nommer des auditeurs par rotation, comme cela se fait actuellement à l’étranger ?

Cette pratique de rotations de firme d’audit ne se fait pas à l’étranger même dans des pays à la pointe du développement de la profession comptable. Toutefois, il y a des mesures prévues relatives à la bonne pratique dans le secteur bancaire et des compagnies cotées en Bourse notamment par le biais de la rotation des associés responsables de l’audit tous les cinq ans.

 

Aussi, certaines compagnies mettent elles-mêmes en place une politique de rotation de firme d’audit périodiquement. L’avantage pour une compagnie d’avoir un nouvel auditeur, c’est surtout que ce dernier peut avoir un regard externe totalement frais sur les affaires de la compagnie.

 

En revanche, l’argument visant à avoir recours au même auditeur relève aussi du bon sens. À savoir  qu’avec son expérience de la compagnie, il est plus apte à détecter des fautes dans les états financiers ! Je ne pense pas qu’il y ait une réponse exacte à cette question ; c’est comme votre médecin de famille, vous le changez très rarement.

 

Par ailleurs, il faut ajouter que le travail de l’auditeur à Maurice est périodiquement revu par le Financial Reporting Council. Alors que pour les cabinets d’audit qui sont dans des réseaux internationaux, cette tâche est assurée par des experts comptables de leurs réseaux respectifs. C’est une démarche qui ne peut qu’assurer le maintien de la qualité du travail de l’auditeur externe.

 

Pensez-vous qu’un cabinet d’audit appartenant au Big Four puisse faire de la «creative accounting » uniquement pour plaire à son client et éviter en conséquence de perdre le contrat ?

Votre question ne touche pas l’audit. L’auditeur n’est pas impliqué dans le maintien de la comptabilité et la présentation des états financiers. Donc toute «creative accounting» effectuée par les directeurs et les gestionnaires affectant d’une façon significative ces états financiers devrait être décelée par l’auditeur externe, qu’il soit d’un grand cabinet ou non.

 

Je ne crois pas que l’auditeur mettra sa réputation et son intégrité professionnelle en jeu pour plaire à un client. L’auditeur est membre d’associations professionnelles comme The Institute of Chartered Accountants in England and Wales ou encore l’Association of Certified Chartered Accountants qui ont des principes de déontologie très stricts. Ces principes sont appuyés par des mesures de contrôle de qualité des normes d’audit internationales et des règles de déontologie de l’International Federation of Accountants.

 

Estimez-vous que l’affaire BA Investment devrait être également un «wake-up call» pour les cabinets d’audit 10 ans après celle impliquant Air Mauritius-Rogers où le défunt cabinet DCDM Arthur Andersen était montré du doigt ?

Quelque part, oui. Car l’auditeur prend conscience que le nombre de stakeholders ne s’arrête pas qu’aux actionnaires envers lequel il a un devoir de vérification statutaire.

 

Autant que je me souvienne, le cabinet DCDM n’avait pas été trouvé fautif dans l’affaire Air Mauritius. Mais ce n’est pas agréable pour l’auditeur d’être constamment dans l’actualité, ou de voir son travail remis en question.

 

Je suis d’avis que les experts-comptables modernes sont équipés pour faire un travail d’audit de qualité. Le wake-up call, ce n’est pas les déboires du groupe BAI, mais plutôt l’auditeur qui réalise que les systèmes et structures financiers deviennent de plus en plus sophistiqués – donc il doit redoubler de vigilance dans son travail de vérification.

 

D’une manière générale, quels sont les défis auxquels sont confrontés aujourd’hui les cabinets d’audit?

Le marché de l’audit à Maurice a connu une croissance avec le développement du Global Business. Les experts- comptables diront sans le moindre doute que c’est au niveau du secteur d’audit qu’il y a plus de risques de défaillance. Le cabinet d’audit doit constamment faire des efforts et investir dans le développement et la formation professionnelle de son personnel afin d’être à jour avec les nouvelles normes comptables régissant le secteur.

 

Le plus gros défi à relever à Maurice et dans le monde est celui de la qualité et du niveau des ressources humaines. On note aujourd’hui que l’associé d’un cabinet se fie de moins en moins au travail de ses collaborateurs. Malheureusement, si un auditeur ne s’implique pas à fond, des erreurs risquent de ne pas être détectées à temps.

 

Le métier de comptable intéresse-t-il toujours les jeunes ? Est-ce un métier qui tombe sous la catégorie de «scarce jobs» ?

D’après les statistiques, c’est le métier le plus prisé par les jeunes. Il y a plus de 3 000 experts comptables et 8 000 étudiants dans ce domaine à Maurice. Cela fait 3 % de la population du pays. Ce qui est énorme. Malheureusement, les jeunes font leurs études de comptabilité par défaut. Ils n’ont manifestement pas les mêmes débouchés que s’ils faisaient d’autres études, par exemple dans les filières scientifiques ou artistiques. Généralement, ils auront un job dans une filière de comptabilité dans une banque ou dans une offshore management company mais ne feront pas une carrière exceptionnelle.

 

Au niveau de la comptabilité, quelles sont les filières qui peuvent potentiellement représenter des débouchés pour les jeunes ?

La meilleure filière pour faire carrière, c’est d’acquérir l’expérience dans un cabinet d’expertise. Cette méthode a perduré au fil du temps. L’expérience acquise dans un cabinet d’expertise couvre toutes les disciplines liées à la comptabilité, allant de la fiscalité à la finance, en passant par le consulting. J’espère que les jeunes qui lisent cet article prendront conscience qu’il faut de la patience pour réussir une carrière comme expert-comptable. Sauter les paliers de salaires au début ne garantit pas une carrière réussie. D’ailleurs, je vois beaucoup d’experts-comptables qui stagnent dans certains secteurs. De plus, il suffit de voir les annonces de recrutement pour se rendre compte qu’il y a une demande soutenue d’experts-comptables compétents.

 

Il est évident qu’avec le développement du secteur financier, la demande ne fera qu’augmenter. Toutefois, il faudrait faire attention à tout fléchissement dans ce secteur causé par des contraintes internationales plutôt que nationales. Une situation qui demeure hors de notre contrôle.

 

La forte croissance que connaît actuellement l’Afrique ouvre de nouvelles perspectives d’emploi pour les professionnels, dont ceux engagés dans la comptabilité. Est-ce pour vous un marché à saisir ?

Définitivement, l’Afrique est un marché à forte croissance. C’est le seul continent où des pays ont une croissance à double chiffre. L’Afrique a besoin d’expertise, que ce soit comptable ou dans d’autres domaines. La politique de non-alignement de Maurice nous avantage. Mais il faut être réaliste, l’Afrique est un marché difficile où il faut connaître les cultures locales. Toutefois, le Mauricien a la qualité de s’adapter très vite.

 

Le MIPA, dont vous êtes le vice-président, est partie prenante de l’organisation de la conférence de l’Africa Congress of Accountants (ACOA) en mai. Dans quelle mesure cette plateforme donnera-t-elle plus de visibilité à vos membres et aux professionnels de ce secteur ?

C’est le plus grand congrès de l’Hémisphère Sud pour la profession d’expert-comptable. Le positionnement de l’Afrique dans le commerce mondial fait que ce congrès devient très attrayant non seulement pour les Africains mais aussi pour les experts d’autres continents.

 

Le congrès accueillera 1 000 délégués, dont des personnalités des institutions internationales d’experts-comptables. Des ateliers de travail auront des thématiques liées aux grands enjeux comme le rôle grandissant de l’Afrique, le secteur financier, les femmes en comptabilité. C’est avant tout un congrès d’affaires pour développer entre autres son réseau de contact.