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Ameenah Gurib-Fakim: «Si j’étais présidente…»

9 février 2015, 14:20

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Ameenah Gurib-Fakim: «Si j’étais présidente…»
Pour la première fois depuis des mois, la scientifique Ameenah Gurib-Fakim sort de sa réserve. Pressentie par l’alliance Lepep pour être présidente de la République mais ne pouvant l’être tant que l’actuel titulaire ne libère la place, elle est ni frustrée, ni Impatiente.
 
Avez-vous pris connaissance du discours-programme dont la lecture aurait dû vous revenir ?
Oui, bien sûr, je l’ai écouté à la radio et j’ai aussi pris connaissance des grandes lignes de ce programme sur le Web.
 
Qu’en pensez-vous tant sur la forme que sur le fond ?
Par rapport à la forme, ce programme a été délivré par le président de la République du jour. La population, tout comme moi, l’a entendu dire à maintes reprises «The government», signifiant qu’il n’a fait que lire le programme du gouvernement. Dans le fond, je dirais que l’équipe gouvernementale a préparé un programme bien ficelé qui apporte une ouverture sur le monde et dont le nerf de la guerre durant les cinq prochaines années sera l’économie. Pour doubler la croissance, il faudra qu’il se donne des moyens humains, financiers et institutionnels. Des réflexions doivent être menées et rapidement car le temps joue contre lui. Très vite, il sera à mi-mandat et il faudra mesurer les indicateurs de performance. Il faudra une cohérence dans les actions car il y a de gros défis à relever. S’il arrive à doubler la croissance, cela signifiera que de nouveaux piliers économiques ont été porteurs et qu’ils ont eu un impact positif sur le chômage, le pouvoir d’achat, la pauvreté entre autres.
 
N’êtes-vous pas frustrée de n’avoir pu présenter ce programme ?
Je ne suis pas frustrée de ne pas être au Réduit. Grâce à la société que je dirige, j’ai contribué à l’aménagement du premier bioparc de Maurice, à Phoenix, et mon agenda est très étoffé ici comme à l’étranger. Je ne perds pas mon énergie à être frustrée.
 
Vous attendiez-vous que le Premier ministre demande au président de la République de s’en aller ?
Écoutez, en 2004, j’étais présidente du Rajiv Gandhi Centre et quand le gouvernement qui m’avait nommé a perdu les élections en 2005, j’ai immédiatement démissionné. C’était une question de principe. Je n’ai pas attendu que l’on me demande de partir.
 
Il aurait été malaisé de la part de l’actuel Premier ministre, qui est un ancien président de la République, de demander au président du jour de démissionner alors que lui est resté en poste deux ans sous un régime autre que celui qui l’avait nommé, non ?
C’est une question qu’il faudrait plutôt poser à sir Anerood Jugnauth.
 
Quelles mesures du discours-programme vous intéressent-elles particulièrement ?
L’agriculture et l’intention du gouvernement de lui donner un coup de fouet dans le contexte continental africain et les nouvelles technologies car ces secteurs rejoignent ma vision. Ce sont là deux piliers importants pour relancer l’économie et la diversifier. L’agriculture n’apporte pas beaucoup au produit intérieur brut actuellement – moins de 5 %. Il n’empêche que ce secteur pourrait avoir un gros impact sur le social car le Mauricien lambda est toujours attaché à sa terre.
 
Si l’on veut atteindre l’autosuffisance agricole, il faudrait par exemple se demander quelle est la part de l’agriculture dans le nombre de cancers liés à la croissance ? Ensuite, il faudrait attirer les jeunes vers le secteur agricole en le rendant plus sexy. Il faut encourager la culture de l’entrepreneuriat agricole chez les jeunes. On en a beaucoup parlé dans le passé et c’est une mesure réaliste.
 
Qu’est-ce qui fait défaut dans ce discours-programme que vous n’avez pas présenté ?
À l’indépendance du pays, nous avons hérité d’un système administratif calqué sur le modèle britannique. Cela a bien fonctionné jusqu’à un certain point. Je n’ai pas vu dans le programme gouvernemental une réforme du secteur administratif où l’apport des techniciens et des scientifiques serait pris en considération dans toutes les décisions.
 
Je prends l’exemple de l’enseignement supérieur et de son cadre régulateur. Où sont passés les techniciens qui devraient être en première ligne et aider à prendre des décisions informées ? Nous vivons dans un monde en évolution et il faudrait de plus en plus l’apport des techniciens et des scientifiques. Valeur du jour, on dirait que nous pilotons un super A380 mais qui tourne avec un moteur d’ATR. Je ne suis pas sûre que dans les instances de décision gouvernementales, la voix des techniciens et des scientifiques soit recherchée. Dans le discours-programme, on les a une fois de plus relégués au deuxième plan. Le président Barack Obama s’entoure de conseillers techniques et scientifiques de haut niveau. Je ne vois pas cela à Maurice.
 
En 2013, au cours d’une interview à notre confrère Week-End, vous disiez avoir été lésée dans votre parcours académique en raison de votre profil ethnique. Cela ne vous dérange pas qu’un des critères de votre choix comme présidente soit justement votre profil ethnique ?
Il y avait un manque de femmes et on recherchait quelqu’un avec mon profil ethnique. Je dis pourquoi pas ? Nous vivons dans un pays pluriel où il faut que chaque groupe ethnique se sente à l’aise et représenté au sein du gouvernement. Tous les gouvernements successifs ont tenu compte de la realpolitik pour réconforter les différents groupes ethniques du pays. Je crois qu’au niveau du Mauricien lambda, la question ne se pose pas. Mais au niveau du symbolisme, c’est fort et important.
 
Si vous étiez présidente aujourd’hui, qu’auriez- vous fait ?
Le rôle des ministres est de gérer l’héritage laissé par leurs prédécesseurs, de remplir leurs cahiers des charges, d’être à l’écoute de leurs mandants, de faire du fire-fighting. Tout cela ne laisse pas vraiment la place à des réflexions en profondeur et à une évaluation de manière transversale car ils ont la tête dans le guidon. C’est là que le président a un rôle fondamental à jouer. Il peut créer des commissions qui fonctionneraient sous son égide, composée d’acteurs compétents et les pousser à réfléchir et faire des propositions sur divers secteurs.
 
Ces commissions seraient comme des Think Tanks et leurs propositions, validées par la présidence, seraient soumises aux ministères concernés. Ce Bird’s Eye View fait par les commissions est de prime importance. Je n’invente rien. Lorsque le président américain recherchait des solutions pour la santé, il a institué une commission de la santé avec des experts pour le conseiller. Il faudrait que nous ayons une commission de la santé, une sur l’agriculture, une autre sur le développement durable, une commission sur l’entreprenariat jeunesse, etc. Toutes ces commissions généreraient des idées capables de contribuer à doper notre croissance.
 
Le recul de la représentation féminine en politique ne vous émeut-il pas ?
Oui, nous avons reculé en la matière. Il faut savoir pourquoi les femmes ne veulent pas s’engager. Je continue à croire que certaines refusent de le faire et que d’autres se battent pour y parvenir mais de manière inutile. Généralement, je ne suis pas en faveur du système de quotas. Mais pour que les femmes puissent être dignement représentées en politique, il faut appliquer des quotas. Je pense à la Norvège où la législation oblige toute compagnie à avoir 30 % de femmes à son conseil d’administration. Si la loi n’est pas appliquée, les autorités ont le droit de fermer la société. Pour Maurice, il faudrait aussi une loi obligeant les partis politiques à aligner un minimum de femmes.
 
Votre seuil minimal c’est quoi ?
50 %. C’est une évidence car les femmes représentent 52 % de la population.
 
Pour certains postes, le nouveau gouvernement a fait des appels à candidatures et pour d’autres, des personnes ont été nommées. Vous trouvez ça normal ?
C’est trop tôt pour faire le procès du gouvernement. Dans le discours-programme, il a déjà énoncé sa volonté de faire primer la méritocratie et la transparence. Là, j’ouvre une parenthèse : on ne peut construire nos institutions qu’avec des consultants étrangers. Il faut du sang nouveau avec des locaux. Cela passe par la reconnaissance des compétences et la création d’un environnement propice pour que les compétences mauriciennes expatriées retournent au pays. C’est ainsi qu’on va consolider les institutions.
 
Les Mauriciens semblent avoir perdu foi en les institutions du pays ?
C’est grave mais c’est à travers la transparence et la méritocratie prônées par ce gouvernement que nos institutions retrouveront leur crédibilité.
 
Le contrat du président de la République va jusqu’à 2017. Comment allez-vous vous occuper pendant ces deux ans ?
Je suis membre de plusieurs instances internationales et chaque mois, jusqu’à janvier 2016, je suis invitée à l’étranger pour apporter mon expertise. Je continue mes activités. Je ne suis pas du genre à me morfondre sur ce qui aurait pu être.
 
Et si un pays étranger vous offrait un poste qu’on ne peut refuser ?
De telles propositions ont jalonné ma carrière dès le début. J’ai toujours fait passer Maurice en premier. Il n’y a pas grand-chose que je ne puisse faire ailleurs et que je ne peux faire à Maurice.
 
La patience a tout de même ses limites, non ?
Je suis une scientifique de formation. On peut travailler pendant des mois et n’obtenir aucun résultat. Mais quand on en obtient un après une longue traversée du désert, c’est sublime.